Interview de Norman Finkelstein, le 20 mars 2019.

Source : Site de Norman Finkelstein (Parties 1, 2, 3)

Traduction : lecridespeuples.fr

Partie 1

Transcription :

Jimmy Dore : Bonjour tout le monde! Bienvenue sur cette émission.

Nous avons un invité spécial aujourd’hui. Norman Finkelstein est un politologue, militant, professeur et auteur américain. Ses principaux domaines de recherche sont le conflit israélo-palestinien et la politique de l’Holocauste, un intérêt motivé par les expériences de ses parents, survivants Juifs de l’Holocauste. Il est diplômé de l’Université de Binghamton. Il a obtenu un Doctorat en Sciences politiques à l’Université de Princeton.

Bienvenue, Norman Finkelstein. Merci d’être notre invité.

Norman Finkelstein : Merci de me recevoir.

Jimmy Dore : Vous êtes un expert du conflit israélo-palestinien. Vous savez, la plupart des gens ne connaissent pas vraiment les causes du conflit ; ils savent juste qu’il y a un conflit et que les États-Unis sont alliés avec Israël, parce qu’ils sont (soi-disant) une démocratie et qu’ils seraient la seule démocratie au Moyen-Orient, comme certaines personnes aiment le dire.

Alors, comment expliqueriez-vous ce conflit à des personnes qui ne connaissent pas grand-chose à ce sujet, à savoir la plupart des habitants des États-Unis [et de la France] ? Et ils n’en savent certainement pas grand-chose s’ils regardent les informations à la télévision. Je ne pense pas que le citoyen moyen sache grand-chose à ce sujet. Alors, comment pouvez-vous informer les gens sur ce conflit ? Comment a-t-il commencé ? Quelles en sont les causes ?

Norman Finkelstein : Je pense que le moyen le plus efficace d’informer les gens est de recourir à l’analogie. En réalité, ce qui est arrivé au peuple palestinien au cours du siècle dernier est assez semblable à ce qui est arrivé à la population amérindienne aux États-Unis. Si vous prenez par exemple le destin des Indiens Cherokee, qui résidaient à l’origine sur la côte Est des États-Unis, ils ont été progressivement poussés, poussés, et repoussés, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent en Arkansas. Et ensuite, ils ont été confinés à une petite partie de l’Arkansas, qui, une fois que tous les colons blancs s’y sont rassemblés, est devenue l’Oklahoma. Les Cherokee ont donc été victimes d’une politique d’expulsion, de « transfert » pour utiliser le vocabulaire israélien. Fondamentalement, il y a évidemment des différences entre les deux situations, et on ne peut pas prétendre qu’il n’y en a pas, mais dans l’ensemble, je dirais que dans l’ensemble, ce n’est pas vraiment différent de ce qui est arrivé à la population autochtone aux Etats-Unis.

Jimmy Dore : Bigre ! On ne m’a jamais décrit la chose de cette façon auparavant. Et vous savez, ironiquement, la plupart des Américains ne sont pas trop informés non plus de la gravité de ce chapitre de notre histoire. Ainsi, les États-Unis accordent chaque année une aide et des milliards de dollars de financement à Israël. Mais certains disent qu’Israël est un État d’Apartheid et que Gaza est une prison à ciel ouvert. Ces deux accusations sont-elles vraies ? Et comment cela pourrait-il être vrai ? Comment pourrions-nous les soutenir dans ce cas ?

Norman Finkelstein : Eh bien, je pense que les deux propositions sont vraies. Israël bénéficie à la fois de deux faits. Premièrement, ils bénéficient de la convergence des intérêts entre les élites dirigeantes américaines et Israël sur de nombreuses questions fondamentales. Ainsi, par exemple, à l’heure actuelle, il existe une convergence d’intérêts entre les États-Unis et Israël tendant au renforcement de l’Arabie Saoudite, au renforcement du Golfe et à la tentative de contenir l’Iran. C’est une convergence fondamentale des intérêts, et c’est en partie, probablement dans la plus grande partie, ce qui explique le soutien des États-Unis à Israël.

Mais il y a aussi un autre facteur, et il ne faut pas prétendre que cet autre facteur n’existe pas, c’est-à-dire qu’il existe un lobby pro-israélien très puissant aux États-Unis, un peu comme le lobby des armes à feu, le lobby cubain (anti-castriste), etc. Le lobby israélien est un autre lobby très efficace, probablement l’un des lobbies les plus efficaces, sinon le plus efficace, qui opère à Washington. Et sa composante principale est une communauté juive américaine très puissante, articulée et organisée, même si, même dans ce cas, il faut faire des distinctions, car chez les jeunes Juifs, le soutien à Israël diminue clairement. Mais dans l’ensemble, à la fois du fait d’une convergence d’intérêts et de la présence d’un lobby puissant, articulé, organisé et stratégiquement placé, un lobby qui a beaucoup d’influence sur les médias, beaucoup d’influence dans la publication, beaucoup d’influence dans les journaux d’opinion, beaucoup d’influence à Hollywood, ce lobby a été un facteur majeur dans la détermination des aspects de la politique américaine vis-à-vis d’Israël.

En ce qui concerne le deuxième point, je ne pense pas vraiment qu’il soit encore controversé de savoir si Israël est ou non un État d’Apartheid. Je ne dis pas cela en tant que polémiste, j’essaie d’être objectif et impartial sur la situation. Entre le Jourdain et la mer Méditerranée, on peut maintenant dire qu’il y a environ 12 ou 13 millions de personnes. Cela inclut la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza. Et Israël a pris le contrôle de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza. Israël les contrôle maintenant depuis plus d’un demi-siècle. Et le gouvernement israélien a clairement indiqué qu’il n’avait absolument pas la moindre intention de retourner aux frontières d’avant la guerre de juin 1967, c’est-à-dire de céder le contrôle de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Nous ne pouvons donc plus parler d’une occupation ; nous devons parler d’une annexion. Les territoires ont été annexés de facto. Après un demi-siècle, cela me semble être la seule conclusion raisonnable : il y a eu une annexion de facto.

Ainsi, sur toute cette population qui s’étend de la Méditerranée au Jourdain, environ la moitié a soit un statut de deuxième classe, soit, et c’est la plus grande partie, n’a aucun droit au sein de l’État [israélien] : pas de droit de vote, puis à partir de là, ils n’ont même pas de droits de propriété, leurs biens et propriétés peuvent être confisqués du jour au lendemain et à l’envi, avec l’appui des tribunaux [israéliens]. Il me semble donc que, encore une fois, en essayant d’être rationnel, en essayant d’être objectif et en essayant d’être impartial, il n’y a pas d’autre terme pour décrire une situation dans laquelle près de la moitié de la population a soit des droits de seconde zone (en Israël même), soit absolument aucun droit (en Cisjordanie et à Gaza). C’est clairement une situation d’Apartheid.

Mais encore une fois, cela ne devrait pas nous choquer. Vous devez vous rappeler, je ne sais pas quel âge vous avez, mais je me souviens très bien pour ma part des derniers jours de l’Apartheid [sud-africain] : Ronald Reagan a soutenu le régime de l’Apartheid jusqu’au bout, tout comme Margaret Thatcher. Vous rappelez-vous, jusqu’à la fin, ils désignaient Nelson Mandela et l’ANC, le Congrès national africain, comme des terroristes. Donc si notre gouvernement était, jusqu’à la fin de l’Apartheid, un fervent soutien de l’Afrique du Sud, parce que c’était en quelque sorte un bastion de la civilisation occidentale, vous savez, de la civilisation occidentale ou de ce que vous voulez, en Afrique, alors pour la même raison, ils soutiennent Israël au Moyen-Orient.

Jimmy Dore : Vous pensez donc que sans… Vous savez, vous affirmez que sans conteste, Israël est un État d’Apartheid, ce avec quoi je suis d’accord. Mais il y a des gens qui remettent cela en question, des gens qui rejettent ces accusations avec force et qui citent le nombre de Palestiniens… Ils disent qu’il existe un parti politique arabe, qui est le troisième parti en Israël, et ils citent à longueur de journée le nombre de Palestiniens qui sont autorisés à voter (aux élections israéliennes)… Que répondez-vous à ces arguments ?

Norman Finkelstein : Tout d’abord, je suis heureux que vous ayez posé ces questions, car il n’y a pas de moyen plus efficace de discuter (que la contradiction). Et si quelqu’un d’entre nous doit jouer le rôle de l’avocat du diable, dans ce cas, ça doit être vous.

Tout d’abord, j’ai essayé d’être clair, j’ai dit qu’il y avait une gradation des droits dans le cas d’Israël. Les Palestiniens sont des citoyens de seconde zone.

Israël a maintenant officiellement déclaré Israël en tant qu’État-nation du peuple juif. Ainsi, par exemple, je suis Juif, et si les États-Unis se déclaraient État-nation du peuple chrétien, je ressentirais certainement cette déclaration (comme discriminante), en particulier une fois qu’elle serait promulguée par des lois. Elle ferait de moi un citoyen de seconde zone, c’est-à-dire que je n’aurais pas ma place ici. Ce serait l’État du peuple chrétien, pas mon État.

Cela dit, gardons à l’esprit que ce n’est pas seulement un élément de la population palestinienne qui est sous contrôle israélien ou qui a effectivement été annexé par Israël. La Cisjordanie, les habitants de la Cisjordanie, ne votent pas aux élections israéliennes, ils ne sont pas représentés à la Knesset israélienne. Les habitants de Gaza ne votent pas aux élections israéliennes, ils ne sont pas représentés au Parlement israélien, à la Knesset israélienne. Jusqu’à présent, la vaste majorité des Palestiniens actuellement annexés à l’État israélien n’ont absolument aucun droit.

La seule façon de contourner ce problème est de dire qu’il y a un processus de paix (en cours). Mais le gouvernement israélien a déjà indiqué clairement [qu’il rejetait l’idée d’Etat palestinien], et il faudrait être plus aveugle que le roi Lear pour ne pas se rendre compte que le gouvernement israélien a déclaré que nous ne reviendrions pas aux frontières d’avant 1967. Une fois que vous avez fait cette déclaration, il s’agit d’une déclaration d’annexion, et s’il s’agit d’une annexion, vous devez la prendre en compte lorsque vous décidez si Israël est ou non un État d’Apartheid. Cette décision ne peut pas être limitée à (l’analyse de la situation en) Israël et à ses frontières antérieures à 67 : il s’agit de l’ensemble de la zone, y compris la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est et y compris Gaza.

***

Jimmy Dore : Vous savez, j’ai entendu dire que la majorité des Juifs ne soutiennent pas la politique du gouvernement israélien à l’encontre de la Palestine, de Gaza et de la Cisjordanie. Comment cela pourrait-il être le cas ? Et pouvez-vous nous parler du Likoud, qui est en quelque sorte un parti extrémiste, un parti de droite en Israël ? Quel pourcentage de soutien a-t-il réellement au sein de la population juive, à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël ?

Norman Finkelstein : Eh bien, nous devons préciser que premièrement, Benjamin Netanyahou, Premier ministre de l’État d’Israël, est à la tête de l’État depuis environ une décennie, et qu’il a participé à de nombreuses élections. Et bien qu’il ait été entaché de plusieurs scandales, se succédant littéralement les uns après les autres, aucun de ces scandales n’a réellement diminué sa popularité. Et la raison en est, je pense, assez simple, et à mes yeux, elle ne prête pas à controverse : Benjamin Netanyahou est un ignoble raciste, un suprémaciste Juif. Et sur tous ces descriptifs (ignoble, raciste, suprémaciste Juif), il est tout à fait représentatif de la population israélienne. Et la raison pour laquelle ils continuent à le réélire malgré les scandales, qui, soi-disant, seraient toujours sur le point de le faire tomber de façon imminente, malgré les scandales qui ne le font jamais tomber, c’est parce que lorsqu’ils regardent Benjamin Netanyahou, la majeure partie de la population israélienne se voit elle-même, il les représente très fidèlement. Et ils votent pour lui parce que dans sa mentalité… Je ne peux pas vraiment parler de valeurs, car je ne pense pas que des personnes comme M. Netanyahou aient des valeurs en soi), mais en termes de mentalité, de mépris des Arabes, de mépris des musulmans, (Netanyahou incarne parfaitement Israël et les Israéliens)… En fait, avec tout le respect que je vous dois, M. Dore, et à tous vos auditeurs, à moins qu’ils ne soient Juifs, Netanyahou n’a que du mépris pour vous. Ce sont des suprémacistes Juifs.

Mais dans une autre catégorie, il se trouve que Netanyahou est également un raciste, et même si je n’aime pas utiliser cette terminologie, parce qu’elle est trop simpliste et fait trop « slogan », il se trouve à mes yeux, dans ces circonstances particulières, que l’usage de ce terme est parfaitement manifeste et adapté dans ce cas, ça crève les yeux. Pourquoi M. Netanyahou et M. Trump s’entendent-ils si bien ? Pourquoi M. Netanyahou est-il la plus grande pom-pom girl de Trump au monde ? Eh bien, la réponse est simple : ils aiment tous les deux les murs. M. Trump veut construire un mur pour tenir les Mexicains à l’écart, et M. Netanyahou veut construire un mur pour tenir les Arabes à l’écart.

Ils détestent tous les deux les Noirs. Lorsque le Président Obama était le Président des États-Unis, M. Netanyahou n’a pas du tout considéré déplacé, il n’a pas vu le moindre mal à faire irruption aux États-Unis, à faire irruption dans le bâtiment du Capitole (siège du Congrès US) et à donner des instructions à Obama sur la politique américaine vis-à-vis de l’Iran. J’ose dire, et bien sûr, vous êtes libre de me contredire, qu’il est inconcevable, absolument inconcevable, s’il y avait eu un chef d’État Blanc, si c’était George Bush ou même un Jimmy Carter, même si c’était un Jimmy Carter, M. Netanyahou n’aurait pas osé se comporter comme il l’a fait avec Obama. C’est un raciste.

Et tout comme M. Trump, le raciste, exècre les musulmans, M. Netanyahou déteste les Noirs. C’est pourquoi il a fait de l’expulsion des migrants arabes [d’Erythrée, du Soudan …] un axe de sa politique. Il y a environ 30 000 de ces réfugiés en Israël, qui ont fui une situation de guerre, des situations très graves et difficiles. Et il a décrété leur expulsion parce que vous devez vous rappeler que M. Netanyahou a grandi, une grande partie de sa vie a été passée aux États-Unis. Son père était professeur à Cornell University (New York) et ils détestaient (tous deux) les Noirs, les Schwartz, les Schwartz, comme on les appelle, les Noirs. Ils leur répugnent. Et maintenant, que M. Netanyahou soit confronté à la perspective que les Schwartz envahissent Israël, [c’est insupportable pour lui], et ils doivent donc partir.

Et c’est donc le même état d’esprit. Ce ne sont pas des valeurs, c’est un état d’esprit. Vous pouvez choisir la description que vous souhaitez pour cet état d’esprit : certaines personnes diraient que c’est un état d’esprit nazi, d’autres diraient que c’est un état d’esprit fasciste, d’autres l’appelleraient un état d’esprit suprémaciste Blanc, raciste de droite, peu importe comment vous l’appelez. Mais [Trump et Netanyahou] ont bien cet état d’esprit. Et c’est le cas du peuple israélien dans son ensemble.

C’est une chose navrante à dire, mais je ne fais pas partie de ceux qui, au nom du politiquement correct, reculent devant les généralisations. Si on dit que la plupart des Blancs du Sud des États-Unis, à l’époque d’avant les droits civiques, étaient pour la plupart des suprématistes racistes Blancs haineux, très peu de gens s’offusqueraient de cette « généralisation » (car elle est largement vraie et admise). Mais dès que vous utilisez exactement ces mêmes termes pour décrire Israël ou les Israéliens, cela devient soudainement politiquement incorrect. Je ne suis pas d’accord. Si vous voulez comprendre la mentalité israélienne à l’égard des Palestiniens, des Arabes ou des musulmans, c’est très facile à comprendre pour un Américain : il suffit de regarder l’Alabama, le Mississippi et tous les autres États du Sud à l’époque précédant les droits civiques. Telle est leur mentalité. Telle est la mentalité israélienne. Et M. Netanyahou, dans son état d’esprit, n’est pas très différent d’un George Wallace ou d’un Lester Maddox, pour ceux qui se souviennent de cette époque.

Jimmy Dore : Permettez-moi de vous poser une question : le peuple juif ou le peuple d’Israël ne voient-ils pas l’énorme ironie qui se joue actuellement, à savoir que l’État israélien a été inventé comme un refuge pour le peuple juif parce qu’ils ont été persécutés, et que maintenant ils sont devenus eux-mêmes (les oppresseurs) ? Et que depuis deux décennies au moins, ils font subir exactement la même chose, ou une chose très horrible, pas la même chose, mais une chose très similaire au peuple palestinien, vous savez, faisant d’eux des citoyens de deuxième classe, les dépouillant de leurs droits, contrôlant leurs mouvements d’entrée et de sortie où qu’ils aillent, et leur imposant des blocus économiques et des blocus médicaux… Et vous savez, comme nous l’avons dit, c’est une prison à ciel ouvert. Est-ce que l’ironie de la situation leur échappe vraiment ? Ne voient-ils pas cela ?

Norman Finkelstein : Oui, je pense qu’ils ne le voient pas. Je pense vraiment que l’ironie leur échappe. Tout d’abord, rappelez-vous qu’une grande partie des Européens qui sont venus aux États-Unis, les Pères pèlerins, les puritains, fuyaient les persécutions religieuses. Mais ensuite, ils ont infligé des crimes vraiment atroces à la population autochtone quand ils sont venus ici. Le fait est que les colons européens, les colons Blancs qui sont venus ici, les Euro-Américains, ne pouvaient pas concevoir la population locale, la population autochtone, ils ne pouvaient pas les concevoir comme des êtres humains du même ordre qu’eux. Ce n’était que des sauvages à leurs yeux. Et de la même manière, le peuple israélien ne peut pas concevoir les Arabes ou les musulmans sur le même ordre moral qu’eux. Ce ne sont que des terroristes ou des sauvages à leurs yeux. Donc je pense qu’il est correct de dire qu’ils ne voient rien de mal à la façon dont ils agissent.

En fait, si vous lisez la plupart des témoignages d’Israéliens sur la situation là-bas, la plupart d’entre eux n’ont pas le moindre intérêt pour ce qui se passe en Cisjordanie et à Gaza. Ils vivent très bien, ils ont un niveau de vie très élevé, ils voyagent beaucoup, mais pour les Israéliens, la Cisjordanie et Gaza sont des endroits lointains, presque exotiques. Je sais que cela peut paraître surprenant, mais souvenez-vous, par exemple, quand je grandissais à New York, c’est une ville compacte comme vous devez le savoir, 99% des Blancs de New York parlaient (constamment) de Harlem, étaient terrifiés par Harlem, mais n’avaient jamais mis les pieds à Harlem. Ils n’avaient jamais vu ce quartier (Noir), sans même parler de s’y être rendus physiquement. Et il y avait quelque chose de drôle à l’époque, quand des Européens venaient, en touristes, vous savez, des jeunes, vous leur demandiez « Vous habitez où (pendant votre séjour) ? », et ils répondaient tous « A Harlem, bien sûr ! », [Rires], parce que Harlem était palpitant et branché, vous savez, avec ses clubs, le jazz… Mais pour les New-Yorkais Blancs, Harlem était une image de terreur. « Harlem ?! Tu vis à Harlem ?! Oh mon Dieu! »

Et je me souviens de ma première visite dans les Territoires occupés en 1988, je vivais dans des familles en Cisjordanie, et lorsque je disais aux Israéliens: « Vous savez, je suis allé en Cisjordanie », ils me disaient: « Vous êtes allé en Cisjordanie?! » Leurs yeux devenaient globuleux. Pour eux, c’est l’étranger.

Jimmy Dore : C’est fascinant… Je veux dire, ces analogies que vous faites, elles sont très utiles pour comprendre la situation.

***

Alors permettez-moi de passer très rapidement au mouvement BDS, parce que Chuck Schumer (chef du groupe Démocrate au Sénat) a déclaré que le mouvement BDS est… Vous savez, c’est vraiment ce que… Mon Dieu, je veux dire que je ne sais pas comment… En Afrique du Sud, le boycott a eu un effet énorme, vous savez, venant à bout du régime d’Apartheid, lorsque les gens ont désengagé leurs investissements, les célébrités ne se produisaient plus en Afrique du Sud… Et cela a éveillé la conscience du monde entier. Et donc maintenant, BDS essaie de faire la même chose pour affecter la façon dont Israël traite les Palestiniens et les pousser vers une résolution (du conflit). Et certaines personnes disent que c’est antisémite. Chuck Schumer a prononcé un discours. Je l’ai vu prononcer un discours lors d’une convention de l’AIPAC où il a déclaré que le mouvement BDS était antisémite, car beaucoup d’autres pays autour d’Israël font aussi des choses mauvaises, et que personne ne les boycottait pour autant. Alors, que répondez-vous à cela ?

Norman Finkelstein : Vous savez, les gens ont des ressources et une énergie limitées. Sur cette Terre, il n’y a que quelques rares personnes qui ont une gamme mentale et une énergie physique prodigieuses, vous savez. Par exemple, quelqu’un comme Noam Chomsky, qui est capable de déplacer chaque pièce de l’échiquier du monde avec les yeux bandés. Mais la plupart d’entre nous doit faire des choix en ce qui concerne l’investissement de notre énergie, de nos ressources.

Maintenant, dans le cas de l’Afrique du Sud, les affirmations de Chuck Schumer sont exactement ce que le gouvernement sud-africain disait pour se défendre. Il disait : « Pourquoi nous attaquez-vous ? Pourquoi pas le bloc de l’Est ? Pourquoi pas l’Union soviétique ? » Ils soulignaient que le niveau de vie des Noirs en Afrique du Sud était supérieur à celui des Noirs ailleurs en Afrique, ce qui était statistiquement vrai. « Alors, pourquoi vous concentrez-vous sur nous ? » N’importe qui peut avancer l’argument « Et les autres ? » Qu’en est-il de l’Europe de l’Est ? Qu’en est-il de l’Arabie Saoudite ? Qu’en est-il du reste de l’Afrique ? Qu’en est-il du reste du Moyen-Orient ? C’est un argument très facile. Mais cela ne change pas le fait que les États-Unis, notre gouvernement, et en particulier Chuck Schumer, investissent des sommes énormes et des ressources considérables dans le renforcement d’un régime coupable de violations massives des droits de l’homme. En ce qui me concerne, c’est une justification amplement suffisante pour se concentrer sur Israël.

Si vous voulez que je me concentre sur une autre cause, montrez-moi les faits. Si je suis convaincu, je la soutiendrai. Mais vous ne pouvez pas… Vous ne pouvez pas utiliser l’argument, eh bien, « Et les autres ? ». Tout le monde peut sortir cet argument (chaque criminel peut dire qu’il n’est pas le seul criminel sur Terre). C’était l’argument sud-africain.

Jimmy Dore : J’entends ce que vous dites. Ce que vous dites, c’est que si vous pensez que d’autres pays font aussi des choses horribles, lancez un mouvement et je le soutiendrai. [Ce qu’Israël et ses partisans disent, c’est] « Puisque d’autres personnes font du mal, ne me demandez pas de comptes sur le mal que je fais ». C’est ce que dit l’argument de Chuck Schumer.

Norman Finkelstein : Écoutez, Chuck Schumer est allé au même lycée que moi. C’est un homme extrêmement brillant, personne ne peut le nier. Et il venait d’un milieu modeste, personne ne peut le nier ça. Son père était un exterminateur (dératisation / désinsectisation). Je ne connaissais pas Chuck, il avait trois ans d’avance sur moi, mais je connaissais sa sœur Fran, une jeune femme extrêmement brillante. Et je dirais que 40 ans plus tard, elle a été à la hauteur de cette impression. Mais le fait est, et je ne le dis pas joyeusement, je ne le dis pas avec bonheur : Chuck Schumer est juste un voyou rémunéré à présent.

Jimmy Dore : Oui.

Norman Finkelstein : Il ne fait que prendre l’argent des Juifs de droite et des gens de Wall Street et il fait ce qu’ils lui demandent. C’est sa fonction dans la vie. C’est une chose très navrante à dire, et c’est en fait un récit intéressant. Un jour, peut-être, vous pourrez les avoir tous les deux dans votre émission, car non seulement Chuck Schumer est allé au même lycée que moi, mais Bernie Sanders aussi. Et ils ont pris, on peut le dire, des chemins radicalement différents. Sanders est également issu d’un milieu modeste. Et il dit souvent qu’il n’a pas été facile de grandir chez lui parce qu’il y avait beaucoup de disputes entre sa mère et son père à propos de problèmes d’argent. Son père était vendeur à domicile ou vendeur itinérant. Donc ils sont tous deux issus de milieux très similaires mais ont suivi des chemins très divergents.

Chuck Shumer a appelé à l’étranglement de Gaza. Il l’a fait en 2010. N’oubliez pas ce que cela signifie : Gaza compte deux millions d’habitants. Sur ces deux millions, un million sont des enfants, ils ont moins de 18 ans. Ainsi, Charles Schumer, le grand défenseur [des victimes] de l’Holocauste, le grand défenseur des opprimés, a appelé à l’étranglement économique d’un million d’enfants. C’est un bandit. C’est un meurtrier. Et nous ne devrions pas hésiter à utiliser ce vocabulaire par déférence envers lui parce qu’il est Juif, ou parce qu’il vient d’un milieu modeste, ce qui est vrai. Il a fini comme un voyou, un agent rémunéré des Juifs de droite et de Wall Street. Et c’est quelque chose de très navrant à dire.

Mais après, bien sûr, il y a un autre pan de la réalité qui rachète celui-là, à savoir que pour chaque Chuck Schumer, il y a un Bernie Sanders, qui est aussi Juif, qui est aussi issu d’un milieu modeste, mais qui a montré qu’il avait un cœur, un vrai cœur, et qui se souvient d’où il vient, et comprend ce que signifie être pauvre, ce que signifie être impuissant et démuni. Donc ce n’est pas une image entièrement sombre.

Jimmy Dore : Permettez-moi de conclure ici et de vous demander comment vous pensez (que cela va se finir)… Il ne semble pas qu’il va y avoir de solution (à ce conflit). Je ne vois tout simplement pas d’issue, surtout tant que Benjamin Netanyahou est au pouvoir. Que pensez-vous qu’il va se passer dans la prochaine décennie avec le conflit israélo-palestinien ?

Norman Finkelstein : Écoutez, je ne suis pas religieux. J’ai grandi dans une famille résolument séculière. Mais je crois fermement en l’adage « Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes ». Tout est entre les mains du peuple palestinien. S’ils peuvent trouver la force, le courage moral, la volonté de se sacrifier… Et je dis ça depuis la sécurité de mon appartement à Brooklyn, New York, alors je ne suis vraiment pas en train de leur donner des leçons. Mais s’ils trouvent la force… Comme le disait Fannie Lou Hamer, « Vous pouvez prier Dieu autant que vous le souhaitez, mais si vous ne vous levez pas, si vous ne faites rien, rien ne changera ». Et c’était une femme pieuse. Dieu aide ceux qui se prennent en main.

À l’heure actuelle, les habitants de Gaza ont essayé de prendre le contrôle de leur destin. Et depuis le 30 mars [2018], tous les vendredis, cette Marche [du Retour visant à mettre fin à] ce camp de concentration appelé Gaza, ils ont marché sur ces portes, essayant pas même d’obtenir la liberté, mais juste d’obtenir que ce blocus meurtrier contre Gaza, littéralement meurtrier, soit levé. Tant que les gens continueront à se battre, continueront à lutter, je continuerai à les soutenir. Et ensuite… on ne peut pas prédire ce qui va se passer.

Jimmy Dore : C’est vrai.

Norman Finkelstein : Peut-être qu’ils vont gagner. Peut-être pas.

Jimmy Dore : Très bien. Norman Finkelstein, merci beaucoup d’avoir été notre invité, merci de nous éclairer, merci de votre… Vous savez, j’aime le fait que vous ne reteniez pas vos coups, c’est ce que nous aimons ici. Merci encore, et nous avons hâte de vous revoir bientôt.

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